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La Nature ne commet pas d’erreur : le vrai et le faux sont des catégories humaines.
Pardot KYNES,
Discours sur Arrakis.
Pour les trois hommes qui survolaient les franges dorées des dunes tout au long de leur circuit de mille kilomètres, les jours étaient monotones.
Les montagnes basses, les plaines et les bassins d’ombre défilaient sous l’ornithoptère blindé et le moindre tourbillon de poussière sur l’horizon était un sujet d’excitation pour les soldats Harkonnens. Glossu Rabban, gouverneur temporaire d’Arrakis, avait ordonné non seulement que les patrouilles soient régulières, mais qu’on puisse les voir depuis le désert, depuis les villages les plus pitoyables. Sans cesse.
Kiel, le mitrailleur de l’appareil, considérait que leur mission lui donnait le droit de chasser n’importe quel Fremen qu’ils repéreraient à proximité d’une moissonneuse d’épice. Ces sales vagabonds des sables croyaient vraiment qu’ils pouvaient pénétrer dans les territoires Harkonnens sans une autorisation du bureau de Carthag. Mais on ne les surprenait que rarement au grand jour, et leur ronde de surveillance commençait à devenir pesante.
Garan, le pilote, prenait plaisir à lancer l’orni dans les courants thermiques, à le faire danser et plonger. Il gardait une expression stoïque, mais parfois, quand l’appareil se cabrait et tanguait, un sourire sinistre jouait sur ses lèvres. Au terme de leur cinquième journée de patrouille, il continuait à noter les anomalies sur les relevés topographiques, à grommeler chaque fois qu’il détectait une nouvelle faute. Selon lui, ces cartes étaient les pires qu’il ait jamais eues entre les mains.
Josten, un transfuge récent de Giedi Prime, était installé dans le compartiment passager. Habitué aux zones industrielles, au ciel gris, aux bâtiments mornes et sales, Josten était fasciné par l’étendue désertique, hypnotisé par le déroulement des dunes sous le soleil. Il venait de remarquer un nuage de poussière au sud, loin dans la Plaine Funèbre.
— C’est quoi, là-bas ? Un site de moissonnage ?
— Impossible, dit le mitrailleur Kiel. Les chenilles envoient toujours un geyser loin dans les airs, un cône vertical très étroit.
— C’est trop bas pour être un démon de poussière. Trop petit. (En haussant les épaules, Garan poussa les commandes et l’orni fonça droit sur le nuage brun rouge.) Je vais descendre pour qu’on jette un coup d’œil.
L’orni se posa dans le sable tourmenté et Kiel ouvrit l’écoutille. L’air intérieur s’évacua en sifflant, remplacé par une onde de chaleur et de poussière. Il toussa.
Garan se pencha à l’extérieur du cockpit en reniflant.
— Sentez donc ça. C’est un coup d’épice. Y a pas de doute.
L’odeur de cannelle brûlée lui picotait les narines.
Josten repoussa Kiel et se laissa tomber sur le sol tendre. Éberlué, il se pencha, prit une poignée de sable et la porta à ses lèvres.
— Est-ce qu’on peut ramasser un peu de Mélange frais avant de repartir ? Ça doit valoir une fortune.
Kiel avait pensé à la même chose, mais il se tourna vers le nouveau avec un regard de mépris.
— On n’a pas le matériel nécessaire pour le traitement. Il faut le séparer du sable, et on ne fait pas ça avec les doigts.
Garan l’appuya, d’une voix plus calme mais plus ferme.
— Si tu essayais de refiler ça à un vendeur des rues de Carthag, tu te retrouverais devant le Gouverneur Rabban – ou pis encore, tu serais forcé d’expliquer au Comte Fenring comment une petite partie de l’épice destinée à l’Empereur s’est retrouvée dans les poches d’un simple patrouilleur.
Ils se dirigeaient vers le creux déchiqueté, au centre du nuage de poussière qui se dissipait peu à peu, et Josten regarda autour de lui avec méfiance.
— C’est prudent de nous aventurer là ? Est-ce que les grands vers ne sont pas attirés par l’épice ?
— Tu as peur, gamin ? grinça Kiel.
— On le jettera au ver si on en voit un, proposa Garan. Ça nous donnera le temps de nous échapper.
Kiel, à cet instant, surprit un mouvement dans la cuvette de sable, des formes qui se tortillaient, des choses qui creusaient des tunnels pour s’enfouir, comme des asticots dans un morceau de viande en putréfaction. Josten ouvrit la bouche pour parler, mais la referma instantanément.
Une créature venait de surgir à la surface du désert. Longue de deux mètres, avec une peau couverte de segments squameux. Elle évoquait un fouet, ou un grand serpent, et sa bouche circulaire était garnie de dents fines et pointues qui semblaient tapisser aussi bien sa gorge…
— Un ver des sables ! s’exclama Josten.
— Un nain, ricana Kiel.
— Ou plutôt… un nouveau-né, tu ne crois pas ? risqua Garan.
Le ver balançait doucement sa tête sans yeux. D’autres créatures ondoyantes, toute une nichée en fait, se répandirent dans le sable comme si elles étaient nées dans l’explosion.
— Par tous les enfers, mais ça vient d’où ? demanda Kiel.
— On ne m’en a pas parlé dans le briefing, fit Garan.
— Est-ce qu’on ne pourrait pas… en capturer un ? suggéra Josten.
Kiel ravala sa réprimande en réalisant que leur nouvel équipier avait une bonne idée.
— Venez ! cria-t-il en s’élançant sur les vagues de sable fauve.
Le ver perçut leur mouvement et battit en retraite, indécis, ne sachant s’il devait fuir ou attaquer. Puis, dans la seconde, il s’arqua comme un serpent de mer et plongea dans le sable en ondulant.
Josten se précipita et agrippa le corps écailleux près de sa queue.
— Hé, il est drôlement fort !
Kiel bondit à ses côtés et prit le bout de la queue qui s’agitait furieusement.
Le ver se débattait pour se dégager, mais Garan se joignit aux deux autres et prit la bête frénétique non loin de la tête, essayant de l’étrangler. Les trois patrouilleurs luttaient de concert pour arracher leur proie au sable. Le ver se défendait avec des spasmes violents, pareil à une anguille sur une plaque électrique.
D’autres vers surgirent sur l’autre bord de la cuvette, formant une étrange forêt de périscopes, leurs bouches béantes brillant comme autant de O au-dessus des vaguelettes de sable. Durant un bref instant glacé, Kiel se dit qu’ils pouvaient les attaquer, fondre sur eux comme un essaim de sangsues, mais déjà les vers nouveau-nés s’enfonçaient convulsivement vers les profondeurs et disparaissaient.
Garan et Kiel arrachèrent leur prise du sable et la traînèrent vers l’ornithoptère. En tant que patrouilleurs Harkonnens, ils disposaient de tout le matériel nécessaire à l’arrestation des criminels, y compris des engins antiques pour juguler un prisonnier comme un animal.
— Josten, va prendre le harnais de coercition dans le kit ! lança le pilote.
Josten revint avec les cordages, confectionna une boucle, la passa sous la tête du ver et serra. Garan relâcha sa prise et tira sur le cordage tandis que Josten en passait un second plus avant sur le tégument.
— Et qu’est-ce qu’on va en faire ? haleta Josten.
Dans le passé, lors de sa première mission sur Arrakis, Kiel avait accompagné Rabban dans une partie de chasse au ver qui avait mal tourné. Ils avaient été accompagnés de soldats armés, d’un guide Fremen et même d’un Planétologiste. Ils s’étaient servis du Fremen comme d’un appât pour attirer un ver géant qu’ils avaient tué avec des explosifs. Mais avant que Rabban ait pu prélever son trophée, la bête s’était dissoute en une myriade de créatures amibiennes qui s’étaient perdues dans le sable pour ne laisser qu’un squelette cartilagineux et des dents de cristal. Rabban était entré dans une rage folle.
Kiel avait le ventre noué. Le neveu du Baron pourrait prendre comme une insulte le fait que trois minables patrouilleurs aient capturé un ver alors qu’il avait lui-même échoué.
— On ferait peut-être aussi bien de le noyer.
— Le noyer ? s’exclama Josten. Pourquoi ? Je devrais gaspiller ma ration d’eau pour ça ?…
Garan s’arrêta net, comme frappé par la foudre.
— J’ai entendu dire que les Fremen le faisaient. Si on noie un bébé ver, il crache une espèce de poison très rare.
Kiel acquiesça.
— Oui, et ces dingues du désert s’en servent dans leurs rites religieux. Ils se livrent à des orgies démentes et il y en a pas mal qui en meurent.
— Mais… nous n’avons que deux jolitres d’eau dans le coffre, remarqua Josten, toujours inquiet.
— Nous n’en utiliserons qu’un seul. Et puis, je sais où nous pouvons nous ravitailler.
Le pilote et son mitrailleur échangèrent un regard complice. Ils patrouillaient depuis longtemps ensemble et ils avaient tous deux pensé à la même chose.
Comme s’il avait deviné son destin, le ver se débattait et se tortillait plus violemment encore, mais il s’affaiblissait.
— Quand on aura la drogue, dit Kiel, on pourra s’amuser un peu.
La nuit était venue. L’ornithoptère volait en mode furtif au-dessus des montagnes en lames de rasoir. Ils survolèrent une chaîne et se posèrent sur une mesa accidentée, un peu au-dessus du village désolé de Camp Bilar. Ici, les gens vivaient dans des caves creusées dans la pierre et des structures extérieures qui s’étendaient jusqu’au bord de la mesa. L’énergie était fournie par des éoliennes, des lampes minuscules clignotaient au-dessus des bacs, attirant les phalènes et les chauves-souris.
À la différence des Fremen qui vivaient en reclus, ces villageois étaient un peu plus civilisés mais aussi plus opprimés. On les utilisait comme guides ou travailleurs journaliers sur les sites de moissonnage. Ils avaient oublié comment survivre sur leur propre monde sans devenir des parasites dépendant du gouverneur planétaire.
Lors d’une patrouille, Kiel et Garan avaient découvert une citerne camouflée dans la mesa, une précieuse réserve d’eau. Kiel ignorait comment les villageois avaient pu en trouver autant. Ils avaient très probablement triché en augmentant le chiffre de leur population pour que les Harkonnens leur donnent généreusement plus que la quantité prévue.
La population de Camp Bilar avait recouvert la citerne de rochers pour lui donner l’aspect d’une protrusion naturelle, sans mettre aucun garde en place. Pour une raison mystérieuse, les hommes du désert condamnaient le vol plus sévèrement que le meurtre. Ils considéraient que leurs biens étaient à l’abri des bandits ou des écumeurs nocturnes.
Josten portait le container à présent rempli de la substance sirupeuse et méphitique exsudée par le ver lorsqu’il avait cessé de se débattre dans l’eau. À la fois apeurés et excités, les trois patrouilleurs avaient abandonné la carcasse molle du ver à proximité de la cuvette de l’explosion et avaient emporté la drogue. Kiel était inquiet à l’idée que les émanations toxiques pouvaient s’échapper du jolitre.
Garan ouvrit le robinet soigneusement dissimulé de la citerne et remplit un container. Ce serait absurde de laisser l’eau se répandre rien que pour jouer un sale tour aux habitants de Camp Bilar. Ensuite, il prit celui qui contenait la sécrétion du ver et le versa dans la citerne. Les villageois auraient une surprise quand ils boiraient, la prochaine fois.
— Bien fait pour eux.
— Tu sais ce que la drogue va leur faire ? demanda Josten.
L’autre secoua la tête.
— J’ai entendu des tas d’histoires dingues là-dessus.
— On devrait peut-être essayer d’abord avec le gamin, proposa Kiel.
Josten recula en levant les mains, mais Garan était revenu à la citerne.
— Je parie qu’ils vont se mettre tout nus et danser dans les rues du village en piaillant comme des volailles.
— On devrait rester ici pour rire un peu, proposa Kiel.
Garan fronça les sourcils.
— Tu tiens vraiment à expliquer à Rabban pourquoi on rentre en retard ?
— Bon, allons-y, fit Kiel d’un ton sec.
Ils regagnèrent en courant l’ornithoptère, regrettant un peu de laisser les villageois découvrir seuls leur bonne plaisanterie.